lundi 11 avril 2016

C'est à lire...Jessica Dos Santos, L’utopie en héritage. Le Familistère de Guise (1888-1968)

hebergement d'image
Jessica Dos Santos, L'utopie en héritage. Le Familistère de Guise (1888-1968), Tours, Presses Universitaires François Rabelais, coll. « Perspectives historiques », 2016, 452 p., ISBN : 978-2-86906-405-8.

L’histoire économique bénéficie depuis quelques années d’un regain d’intérêt de la part de jeunes chercheurs, s’inscrivant dans le sillon tracé et entretenu avec obstination par quelques glorieux anciens1. Si un courant, orienté vers des thématiques en vogue ces dernières années (histoire connectée, histoire des sociétés coloniales, macrohistoire, etc.)2, a permis d’entreprendre un renouvellement des manières d’appréhender l’histoire économique, un autre, plus discret mais tout autant efficace, s’est emparé de thématiques que l’on croyait pourtant dépassées voire surannées.
2Tel est le cas avec l’ouvrage de Jessica Dos Santos, paru au début de l’année 2016, et à propos duquel il faut, d’emblée, reconnaître la qualité du travail accompli et l’excellence de la réflexion d’ensemble. Tiré d’une thèse soutenue en 2012 à l’Université de Lille 3, sous la direction de Jean-François Eck (qui signe ici la préface), il propose une plongée originale dans l’histoire du Familistère de Guise, après la mort de son fondateur, Jean-Baptiste Godin, en 1888. Plus précisément, Jessica Dos Santos se penche sur l’histoire de la Société du Familistère, fondée quelques années avant la mort de Godin. Celle-ci engage l’entreprise dans une aventure collective, regroupant ses employés au sein d’une institution qui se transforme en une association coopérative, des parts de laquelle ils disposent, ce qui, en même temps que sa longévité, en fait toute sa singularité. Ainsi, sur un temps relativement long (près de quatre-vingt ans), l’auteur propose une analyse qui, par son épaisseur historique, impose mises en perspective, recul critique et rigueur. De la sorte, croisant les approches, en même temps que les sources, l’ouvrage assume l’ambition d’une histoire totalisante, au carrefour de l’histoire des entreprises, de l’histoire politique et de la sociohistoire.
  • 3 Voir par exemple « Patrons et patronat en France au XXe siècle », Vingtième siècle, Revue d’histoir (...)
3Une histoire des entreprises tout d’abord, car, dans la foulée d’études ayant renouvelé le genre depuis quelques années maintenant3, Jessica Dos Santos expose, à travers l’étude de la Société du Familistère, la manière dont la société Godin a traversé les épreuves, assurant son succès, sa renommée et sa pérennité, mais également les difficultés et les crises qu’elle a dû affronter. On y lit ainsi les stratégies, multiples, mises en œuvre par Godin puis ses successeurs, pour consolider leur position sur un marché complexe et prédateur, et notamment l’importance accordée aux relations avec la clientèle et à la modernisation, soucis primordiaux pour renforcer et développer la dynamique entrepreneuriale. Toutefois, ce sont tout autant les logiques stratégiques qui, selon l’auteur, expliquent l’échec et la disparition de la Société, principalement en raison des difficultés d’adaptation des successeurs après 1945, alors que le monde de l’entreprise en France se transforme et se modernise, de même que les réseaux de distribution et de consommation. Cette dualité, articulée autour de l’adéquation puis de l’inadéquation à un contexte économique spécifique, est remarquablement mise en lumière par Jessica Dos Santos, à travers un découpage chronologique dont on repère immédiatement les césures, 1914 puis 1938, cette dernière date marquant la période de la « survie », dans un contexte de concurrence et de mutation du marché.
  • 4 Voir par exemple Nicolas Delalande, « Émile-Justin Menier, un chocolatier en République. Les contro (...)
4Une histoire politique ensuite car, incontestablement, la démarche de Godin, puis sa poursuite par ses successeurs, s’avèrent conditionnées par une réflexion politique, dont l’origine se trouve dans le règlement de la « question sociale », problématique récurrente et prégnante tout au long du second XIXe siècle. Ici encore, en filigrane, l’auteur saisit avec justesse les fondements idéologiques qui construisent la réussite, puis le délitement de l’initiative entreprise par Godin dans le dernier quart du siècle. Les idéaux de Godin sont ainsi mâtinés d’un fort sentiment républicain, qui se mue au fil du temps en un socialisme prenant corps dans l’investissement électoral. Façonnée par les idées progressistes et la foi en une imbrication forte du politique dans l’économique, cette dimension doctrinale explique l’engagement des dirigeants de la Société et leurs certitudes dans le bien-fondé de leur conduite. Il ne s’agit pas ici d’une spécificité propre à Guise4, mais par son étude sur près de huit décennies, Jessica Dos Santos permet d’en ressentir les fluctuations et les inflexions, notamment lorsque la distance avec le père-fondateur se fait de plus en plus marquée et que l’entreprise est traversée par de nouveaux courants, de nouvelles personnalités, de nouvelles idées, de nouvelles pratiques, causes matricielles d’un déchirement de l’unité qui lui sera fatal. In fine, cette question du politique – et c’est une des grandes réussites de l’ouvrage que de le faire ressortir, souvent de manière très habile, en sous-texte et sans parti-pris – est tout autant structurante que les logiques entrepreneuriales strictes, ce qui en soi est logique quand on envisage la démarche initiale comme profondément politique, dans toutes ses acceptions.
  • 5 Cf. André Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIXe siècle, (...)
5Une sociohistoire enfin, tant la dimension humaine est omniprésente dans l’ouvrage. Omniprésente à double titre. Bien évidemment, tout d’abord par le biais de l’initiative même de Godin. En effet, dès l’origine, ce sont des motivations sociales qui le poussent à fonder la Société, notamment en cherchant à assurer le bien-être de ses ouvriers, dans une mise en œuvre qui n’est pas sans rappeler celle du paternalisme classique5. Là où il s’en écarte – radicalement – c’est dans sa conceptualisation, à travers la dimension coopérativiste, et le désir d’offrir aux ouvriers les conditions favorables non seulement à leur bien-être, mais également à leur développement. C’est ici un point que l’auteur met, encore une fois, particulièrement bien en exergue, en insistant notamment sur les différents aspects de ce développement dans un environnement collectif qui se doit d’y être propice. Mutualité, émulation, apprentissage démocratique s’avèrent dès lors être les maîtres-mots d’une institution se voulant innovante, au service de l’entreprise et de ses employés. Par ailleurs, la dimension humaine est également largement présente dans les différents parcours et trajectoires personnelles présentées et analysées par l’auteur. On y retrouve bien évidemment les dirigeants, leurs destinées, leurs aspirations, leurs difficultés à assumer le délicat équilibre entre une gestion entrepreneuriale soumise aux rigueurs du marché et les idéaux collectifs qui régissent la Société. Surtout, on y retrouve tout un ensemble de figures de second plan qui, loin de jouer les seconds rôles, participent à la réussite, puis à la décomposition de l’entreprise. Cette architecture humaine donne à l’ouvrage une profondeur et une chair qui complètent avec brio les approches politiques et entrepreneuriales.
6Au total, illustré par un cahier central regroupant sur une trentaine de pages des publicités, des photos d’archives, des plans et des extraits de catalogues, le livre de Jessica Dos Santos est remarquable par la cohérence des analyses et de l’argumentaire, la subtilité de l’exploitation des sources et de leurs interprétations, la rigueur de la démarche et la clarté du propos. Dans un ouvrage qui, à bien des égards, peut apparaître dans le contexte actuel comme un manifeste militant par la dimension politique qui le forge, elle scrute avec finesse les aléas d’une entreprise et de son prolongement coopératif sous la forme de la Société, les réseaux dans lesquels celle-ci et ses dirigeants s’inscrivent, et les pratiques mises en application en rapport avec les idéologies dominantes (socialisme puis communisme chez les ouvriers ; coopératisme puis corporatisme chez les patrons).
7Passionnant et ouvrant de nombreuses pistes de recherches et de réflexions dans plusieurs domaines (l’impact cumulatif des deux guerres ; les enjeux liés aux logiques réticulaires ; les stratégies de gestion entrepreneuriale en temps de crise ; etc.), il n’est pas étonnant que le travail de Jessica Dos Santos ait reçu de nombreuses distinctions (Prix d’histoire François Bourdon « Techniques, entreprises et sociétés industrielles » ; Prix de l’Association pour le développement de la documentation sur l’économie sociale ; Prix Crédit agricole d’histoire des entreprises). Parions qu’il suscitera un grand intérêt auprès des lecteurs intéressés par l’histoire sociale et politique de l’économie, ainsi que par l’histoire de la gestion des entreprises, domaines au renouveau desquels il participe incontestablement
Vous pouvez commander cet ouvrage sur le site de notre partenaire Decitre

https://lectures.revues.org/20598#references

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire